Des ténèbres à la lumière
On retrouve Bruno Dufourmantelle dans cet atelier où il vit, tutoyant le ciel à un jet de pierre de l’Odéon, comme amarré à ses toiles qui l’ont, avec le temps, envahi. Sans chaos – une centaine de grandes compositions, consignées avec une haute précision dans 65 m2, c’est une performance en soi. Impérial, sous l’immense verrière, son chevalet. Plein nord. Condition absolue pour que l’authentique lumière puisse se révéler. Secret partagé avec les peintres qui l’ont précédé en ce lieu, Whistler, Gustave Doré ou Yves Brayer. Bruno Dufourmantelle n’a pas toujours travaillé ici. Ce repaire devint le sien après que sa première femme, la regrettée Anne Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste tragiquement disparue en juillet 2017, le lui cède. Pour avoir, des années auparavant, choisi d’y vivre en pensant à ce qu’elle perdait en quittant cet homme – habitée, alors, de la certitude que cet espace rare serait propice au déploiement de l’oeuvre du père de leurs deux enfants.
Désormais seul point d’ancrage atypique d’une famille qui ne l’est pas moins, cet atelier est le lieu de la sérénité retrouvée auprès d’Aude, aube nouvelle, la douce et brillante compagne de l’artiste. Peintre depuis cinquante ans, il expose une trentaine d’oeuvres majeures chez Amélie du Chalard qui a saisi la chance de réunir dans le bel espace de l’Hôtel d’Aguesseau, devenu sa « Maison d’art », les toiles monumentales qui ont jalonné la vie de ce grand solitaire. Les prodigieux dessins de ces deux dernières années aussi – une expérience sans précédent pour lui, « les coulisses de sa peinture » dit-elle. Une oeuvre prolifique qui obsède la jeune femme « de façon addictive » et qu’elle n’hésite pas à comparer à celle de Monet ou de Rothko. « Ces toiles me fascinent par leur puissance méditative autant que par leur qualité de surface, la technique picturale devenue rarissime. Peintures et dessins, toute l’ambivalence et la singularité de Bruno est là. Dans la puissance autant que la douceur, la poésie, la lumière des glacis et la rigueur pointilleuse, l’exigence inouïe, le labeur obsessionnel du crayon… »
Les doigts agiles de sa main gauche, guidés par on ne sait quels fils célestes, fascinent lorsqu’on s’approche du vélin d’Arches où, depuis le coin supérieur droit, un nouveau paysage à la mine de plomb se fait jour. « Mon enfermement totalement inédit avec le dessin a commencé peu avant le Covid avec Les Paysages inconnus, mais c’est en février 2020 qu’apparaissent Les Forêts brisées (la série de dessins qui est exposée, NDLR), au moment où la France se confine pour la première fois », observe l’artiste. « Le point de départ, c’est la multitude. Celle du granit de Bretagne nord, semblable, de loin, à la masse humaine, de près, aux individualités innombrables, à notre histoire… Dans ces forêts, je sens ce que l’humanité traverse. Elles sont remplies de ce que nous sommes collectivement en train de devenir. J’y vois toujours une partie brisée. Comme la branche, à terre, malgré ses fleurs apparentes. C’est le monde d’aujourd’hui pour moi. Cassé mais suspendu, déraciné et en même temps complètement traversé par la vie… »
Sa vie, au premier chef. Dévastée plus souvent qu’à son tour, par les pertes rapprochées d’une mère, d’un frère, d’un cousin, et puis d’Anne, bien sûr… « La peinture, c’est le meilleur remède au chagrin, poursuit-il. Elle travestit la précarité de nos vies, se moque des mortels. Langage de substitution, les tableaux supplient l’invisible de nous soustraire à notre finitude. » Étrange mélange de rare clairvoyance et d’instinct quasi animal, silhouette de grand fauve, regard perçant et voix de velours, l’homme ne s’anime jamais tant que pour trouver les mots immémoriaux qui diront la profondeur du processus créatif. « En prévision de la période qu’on allait traverser, analyse-t-il, j’ai abandonné les grands volumes et ressenti le besoin de me saisir du matériel le plus simple et archaïque qui soit : une feuille et un crayon. J’ai travaillé ici en plein confinement comme dans un bateau, ballotté entre des envies d’infiniment petit et d’infiniment grand, sans la place ni l’argent pour faire autrement. » Un instinct donc, « car je n’ai jamais su où j’allais », et son lot d’épreuves, qui l’ont emmené, de façon inédite, à 70 ans passés, vers un infiniment précis. Un défi impérieux. Un travail de forçat. Où noyer l’immensité des chagrins. Où fixer son esprit, tout entier tourné vers l’inconnu, par le biais d’un exercice vertigineux, sans filet et nécessairement morcelé – quand l’espace est si restreint. « L’intérêt de ce papier, lâche-t-il, c’est qu’on ne peut ni le recouvrir ni le gommer. Ce qui est fait est fait. En cinquante ans de travail, les tableaux eux-mêmes ont été faits comme ça. Sans préméditation ni retour en arrière possible. S’il y a construction préalable, je ne peux pas travailler. Quand on saute dans le vide, l’élastique vous retient. Sans élastique, il vaut mieux qu’il n’y ait pas de sol. S’il n’y a pas de sol, on peut continuer… ».
Trente-deux mois d’ouvrage incessant donc, avec une mine (H ou 3H) pour seule boussole de ses jours et de ses nuits. À la clé, autant de « miniatures géantes, jungles lilliputiennes nées d’un camaïeu de cent valeurs, des gris aux noirs où chaque élément végétal a son vocabulaire et sa couleur propres », selon l’oeil expert de Danièle Giraudy. « Il fallait être inconscient pour se lancer dans une entreprise aussi folle, reconnaît Bruno Dufourmantelle. Très triste aussi, mais ça ne se voit pas. Car ce n’est pas quelque chose d’enfermé. C’est un “cheminement vers”… Fidèle au silence. Fidèle à la lumière. À l’absence… J’ignore si l’absence s’estompe mais je sais que ces dessins éclairent les tableaux que j’ai faits toute ma vie. »
Interloqué lui-même par l’ampleur de cet accomplissement. Par la folie de ces milliards de secondes enfermées dans un obscur confinement, semblables et jamais les mêmes pourtant, grâce au dessin qui avance, « ces Forêts n’existeraient pas sans toutes les peines », résume-t-il simplement.
Reflets d’une existence hors norme et d’un contexte pandémique insolite, ces paysages à bords perdus, fantasmatiques, confondent. Défient l’entendement. Charrient les joies, les drames intimes autant qu’universels. Et bouleversent. « Parce qu’il n’y a rien de plus proche des humains que les forêts, conclut-il. Elles sont tous les instants, aussi bien que l’automne, l’hiver, le printemps. Elles sont le vent, le bruit, le vide, le plein, le chant… Elles sont debout. Elles tentent de tenir… » « Parce qu’il faut bien que les saisons passent et que la vie l’emporte », complète sa fille Clara, Clara Ysé, auteur et musicienne prodige, en affinité poignante. « Les Forêts brisées c’est toi. Mon père. Celles qui fleurissent malgré les tempêtes. (…) Si puissantes de sauvagerie. Je les regarde et je respire un peu plus grand. »
Anne-Sophie von Claer
Le Figaro – octobre 2021